Soupeurs et sans reproche

Martinez Julien
3 min readOct 31, 2020
Credit photo : Ian Kirkland / Unsplash

Petit, quand j’allais pisser dans les urinoirs publics, il m’est parfois arrivé de trouver des petits morceaux de pain coincés dans les rigoles de céramique. C’était rare mais pourtant suffisamment fréquent pour que je m’en souvienne et que d’autres personnes aient pu observer ce curieux phénomène. J’ai longtemps cru que ces croûtons de pain était le fait d’un imprudent qui mangeait son sandwich d’une main pendant que de l’autre il tentait de se soulager. Cette théorie, qui s’appuyait sur la maladresse des hommes qui, fait bien connu, ne savent pas faire deux choses en même temps, me donna entière satisfaction si bien que je cessai de me poser cette question pendant plus de 20 ans.

Et puis un beau matin, lors d’une discussion, on me parle de ces mêmes croûtons de pain perdus dans de vieux pissoirs anonymes. Quelle ne fut pas ma surprise d’apprendre la destinée de ces petits morceaux humides et immondes.

Les paraphilies, terme psychiatrique convenu pour parler des pratiques sexuelles alternatives voire déviantes, sont d’une richesse insoupçonnée. Ce que je vais vous raconter prend sa place dans la catégorie des hygrophilies, soit l’attrait sexuel que l’on peut avoir pour les sécrétions corporelles. Les soupeurs appartiennent à la sous-catégorie des urophages, ceux qui aiment avaler l’urine … littéralement.

Oui, j’ai tenté de vous préserver le plus longtemps possible, mais les soupeurs sont bel et bien des individus trouvant du plaisir dans le fait de déposer des petits croûtons de pain dans un urinal public avant de les récupérer le soir, gorgés des urines de centaines d’hommes pour ensuite les déguster.

Oui, vous avez bien lu, ces croûtons de pains seront mangés, preuve que l’humanité nous offre chaque jour des mystères insondables.

Les soupeurs existent sûrement depuis plus longtemps que l’invention de l’urinal, mais en attendant, c’est vers la fin du XIXe siècle que l’on commence à en entendre parler dans la littérature. Ceux que l’on appelle aussi croûtenards seront par exemple mis en lumière dans le livre Mort à Crédit (1936) de Louis-Ferdinand Céline.

Les soupeurs sont une communauté plutôt discrète qui n’est pas du genre à faire des “dîners” ensemble. Pourtant, Paris voit dans les années 1970 s’épanouir un groupe d’une demi-douzaine d’individus, se définissant eux-mêmes par le nom de “papy-croûtenards”. D’aventure en aventure ils se délecteront des urines des céramiques de la capitale, allant jusqu’à en faire des festins.

Aujourd’hui, il n’existe plus de collectif de soupeurs. Dans les méandres de l’internet on peut néanmoins trouver un enregistrement radio des plus intéressants sur Youtube.

https://www.youtube.com/watch?v=VfhP-XBTZIE&t=0s&list=PLeElEpH2Qjoi3XLtfkruWDQA5hzs8kKmL&index=14

Vladimir nous parle du spleen de Paris ; la discussion d’abord centrée sur les occupations parisiennes dérive vite sur l’adolescence de ce dernier (3.30)

  • Quand j’étais adolescent, je me cherchais un peu et j’étais attiré par le [très] interdit, presque le déviant et j’ai tenté une expérience de soupeur.

Après explication, le malaise s’installe. L’animateur radio, philosophe, tente un laconique :

  • oui, c’est une sorte de … perversion.

Et là, Vladimir le soupeur d’un soir nous offre l’une des plus belles analyses possible du phénomène (4.12) :

  • Je ne sais pas, parce que quelque part, quand on est un soupeur, on communie avec tous ces hommes. Quelque part, on se rapproche de Dieu, non ?

Au final, il se considère, lui et les aficionados de l’urine comme une forme de société secrète, des “illuminati du pipi”.

Peut-être vaut-il mieux lui laisser la conclusion de cet article pour mieux tenter d’oublier ce moment ensemble, car ce que vous venez d’apprendre ne vous servira de toute façon à rien dans les dîners mondains.

Cet article fut publié pour la première fois en 2018 sur l’ancien site KultureCare.

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Martinez Julien

Infirmier en santé mentale et communautaire / M1 IPA. Pratique clinique et recherche infirmière. Travaille sur les questions de #Stigma, #VIH, #Chemsex, #PrEP